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La Catalogne,
décolonisation ou dénationalisation ?................................................................................................................
Par Pierre
Singaravélou, Professeur d’histoire contemporaine à l’université
Paris-I-Panthéon-Sorbonne — 4 octobre 2017
La volonté indépendantiste de la région espagnole marque l’essoufflement de l’Etat-nation et l’appétence des peuples d’un modèle politique plus local.
Dans la crise de
la monarchie espagnole, Carles Puigdemont, président de la Généralité de
Catalogne, a affirmé à plusieurs reprises que sa région était une «colonie de
l’Espagne», et ses partisans ont mobilisé la rhétorique de l’occupation. Le
gouvernement madrilène a choisi une forme spécifique de répression judiciaire
et policière avec l’arrestation de responsables politiques et le blocage des
comptes de la région. En outre, les mots de Mariano Rajoy dimanche - «Il n’y a
pas eu de référendum d’autodétermination» - résonnent étonnamment en écho à
«L’Algérie, c’est la France», formule assenée par François Mitterrand le 1er
décembre 1954, alors que la réalité de la crise algérienne n’était déjà plus
contestable.
Tout dans le
vocabulaire des protagonistes semble renvoyer aux processus de décolonisation
des années 40 et 60. A tel point que, le 11 septembre, le porte-parole du
gouvernement, Iñigo Méndez de Vigo, a dû tenter lui-même de «décoloniser» les
termes du débat : «La sécession est un droit reconnu dans les années 60 pour
les situations coloniales. J’espère que Puigdemont et Junqueras [vice-président
du gouvernement de Catalogne] ne considèrent pas que la Catalogne se trouve
dans une situation coloniale.»
Machine de guerre
Et pourtant, la
question est moins de savoir si la Catalogne se trouve dans une situation
coloniale que d’observer un processus de délitement des Etats-nations. C’est
sur ce point que l’histoire du fait impérial mérite d’être convoquée. Aux XIIIe
et XIVe siècles, ce sont justement les Catalans qui conquièrent les îles
Baléares, le royaume de Valence, la Sicile et la Sardaigne, et fondent un vaste
empire méditerranéen. Il y a à peine plus d’un siècle, de nombreux
entrepreneurs catalans, à l’instar des Corses et des Ecossais dans les Empires
français et britannique, ont participé à l’aventure impériale espagnole,
notamment à Cuba avec l’illustre Facundo Bacardi, fondateur de la distillerie
éponyme.
Ces expériences
ultramarines ont-elles favorisé l’émergence de l’indépendantisme dans ces
différentes régions européennes ? Quoi qu’il en soit, en 1898, la perte de la
très riche île des Caraïbes au profit des Etats-Unis prouve déjà aux yeux des
indépendantistes l’affaiblissement de l’Etat central, transformé ensuite par le
franquisme en véritable machine de guerre contre la langue et la culture
catalanes entre 1939 et 1977.
Toutefois, la position
actuelle de la Catalogne dans l’économie espagnole relativise la dimension
coloniale de la situation tout autant qu’elle éclaire la force du mouvement
indépendantiste. Le PIB par habitant et le taux d’emploi placent encore la
Catalogne au sommet de l’économie espagnole, aux côtés de Madrid, du Pays
basque et de la Navarre. Les seuls territoires colonisés où le niveau de vie
était supérieur à la moyenne métropolitaine - le Canada et l’Australie par
rapport à la Grande-Bretagne à partir de la fin du XIXe siècle - n’étaient
alors plus des «possessions», mais des partenaires essentiels de la puissance
coloniale.
La probable
déclaration d’indépendance de la Catalogne, si elle n’a pas grand-chose à voir
avec les «autodéterminations» du mitan du XXe siècle, illustre peut-être en
revanche l’avènement d’une nouvelle ère postnationale. L’Etat-nation n’aurait
été qu’une courte parenthèse dans l’histoire politique de l’humanité, dominée
pendant des siècles par les cités-Etats, les royaumes composites et des empires
multiculturels. La forme stato-nationale ne s’est imposée en Europe et en
Amérique qu’à partir du XIXe siècle, et dans le reste du monde après la Seconde
Guerre mondiale. Il faut même attendre 1962 et la perte de l’Algérie pour que
la France devienne véritablement un Etat-nation, comme nous le rappelle
malicieusement l’historien Frederick Cooper.
Au lendemain des
décolonisations, des années 60 au milieu des années 80, les élites politiques
européennes ont cru à l’avènement de la fin de l’histoire sous la forme inédite
d’un face-à-face plus ou moins négocié entre les Etats-nations et le marché…
Mais l’intensification de la mondialisation économique et culturelle, avec son
lot de dérégulation, ainsi que la faillite de l’Europe politique ont bouleversé
cet équilibre précaire en suscitant un nouveau besoin d’identité collective, de
proximité, et de démocratie, réponse aux échecs de l’Etat-nation face au marché
global.
Aspiration
massive
L’allocution du
roi Felipe VI, autant que la réaction disproportionnée du gouvernement Rajoy,
montrent que les nations européennes peinent à proposer une perspective
politique à leurs citoyens. La question est sans doute moins de fixer de
nouvelles frontières que d’influer plus efficacement sur un destin politique
commun, mais à une échelle différente.
La question
catalane interpelle aujourd’hui tous les Etats-nations européens, qui naguère
entendaient imposer leur modèle dans leurs colonies et désormais ont de grandes
difficultés à le faire vivre sur leur propre territoire. Trouveront-ils des
solutions concrètes pour répondre à l’aspiration massive résumée par la formule
forgée en 1972 par le biologiste René Dubos «penser global, agir local» ? La
Catalogne indépendante aura peut-être, elle-même, dans quelques années, à affronter
les velléités indépendantistes de la comarque semi-autonome du Val d’Aran, de
langue occitane…
La Catalogne, décolonisation ou dénationalisation ? - Libération
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